Le paysage est flou et perdu dans mes pensées je réalise que j’ai arrêté de compter les arbres. Les sapins continuent pourtant de défiler sur ma droite et j’étais à peu près certain de m’être arrêté à cent-quarante-sept.
Fais chier. Tournant la tête je tombe sur maman qui lit une de ses revues scientifiques, alors machinalement je sors mon téléphone et ouvre kato pour envoyer un message à papa et lui demander ce qu’il fait. Je textote quelques amis au hasard et finis par brancher mes écouteurs et les enfoncer dans mes oreilles.
Oh I hope somehow, I'll wake up young again.Parfois j’ai du mal à réaliser qu’il n’y a que sept jours dans une semaine.
Le temps est plus une notion abstraite qu’autre chose. Et à m’entendre maman lèverait sans doute les yeux au ciel, mais c’est
vrai, putain. Sinon comment expliquer pourquoi les cours d'histoire-géographie durent six heures au lieu d’une, que passer un après-midi avec mes potes me paraisse aussi rapide que manger mon repas en quinze minutes entre deux cours ?
Sinon comment expliquer oui que tout soit si flou et si distordu.
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Ils disent que si on dort plus de trois heures par nuit on sera jamais admis. Ils disent que si on dort plus de trois heures par nuit on est des bons à rien, oui, que ça sert à rien de passer l’examen. Et franchement je sais pas quand on est censé vivre dans tout ça. Car à les écouter autant faire des robots, pas des enfants. La dernière fois sur la table de la cuisine le journal parlait du taux de suicide en hausse, comme quoi on était le pays avec le plus haut taux chez les adolescents. Franchement je sais pas où on va, parfois.
Enfin j’dis ça mais je suis en retard pour mon cours du soir.
xx
Mon casque sur les oreilles, le micro collé aux lèvres je suis sans doute plus concentré que je le serai jamais. Il doit bien être deux heures du matin mais franchement j’ai autre chose à foutre que me soucier de l’heure. Je suis enfin en train de gagner la partie et si je lâche maintenant promis juré je balance mon ordi par la fenêtre et tout ce qui va avec. Je tape frénétiquement sur mon clavier et enchaine les coups, balance sur la convo de groupe des ordres et directions. «
Mais putain allez ! » Je crise tout seul alors que mon héros se fait niquer sa race à deux doigts de la dernière tour adverse.
Je balance mon casque sur mon bureau alors que mes coéquipiers finissent le travail, excédé.
Qui est le fils de pute qui a osé ? Je note le pseudo du joueur qui m’a mis au tapis et m’a empêché de choper toute la gloire et fierté, me disant que demain je jouerai avec lui et non pas contre lui.
Ça m’a fané.
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Papa m’a demandé hier si je voulais reprendre son entreprise plus tard. Franchement ça m’a pas emballé des masses. Je sais que la sécurité informatique c’est l’avenir et qu’il est sans doute la personne la plus intelligente que je connaisse mais bon. Au fond peut-être que j’ai juste peur de reprendre après quelqu'un d’aussi grand ? Car c’est certain que je serai pas à sa hauteur. Je veux dire j’ai quoi, dix-sept ans ? Pourquoi il me pose des questions comme ça alors qu’il en a plus de quarante-cinq. Ça suffit un peu là faut me laisser souffler.
Enfin j’dis ça j’ai mis dans la fiche d’orientation il y a une semaine que je m’intéressais au droit. Je sais pas si je dois lui en parler ou pas, je sais pas si je dois foncer et devenir procureur ou avocat ou juste reprendre sa boite. Ou je pourrais même être procureur et avocat et ouvrir quelques années plus tard mon propre cabinet ou reprendre sa boite, non ? J’en sais rien, putain. J’aimais bien en avoir rien à foutre de tout. Il y a comme cet énorme blanc entre le présent et le futur. Je me projette sans mal dans le très lointain mais pas dans l’immédiat. Pourquoi je peux pas sauter du présent, du maintenant à la réussite ? Pas que j’aime pas travailler. Pas que j’ai peur de grandir. Mais que la transition est pas ce qu’il y a de plus agréable à vivre.
xx
Je tape sur mon clavier, envoyant un message à
neo. Je sais pas depuis quand c’est devenu une habitude mais je passe le plus clair de mon temps à lui causer. Comme quoi, me faire niquer ma race par lui était pas une si mauvaise chose : on forme une plutôt bonne équipe, ensemble. Et j’ai même pas le temps de terminer mon texto que mon pote me pousse et que j’appuie sur envoyer.
Putain de- Je le regarde ayant l’air de lui demander s’il était sérieux, mais hilare il me demande si je suis chaud pour un pari. J’ai dix-huit ans ma dernière année de lycée vient tout juste de commencer et je devrais sans doute dire non mais tous mes potes me regardent et
attendent. Putain ils feraient quoi sans moi ? Alors je dis oui et il me tire comme une merde jusqu’au couloir et pointe ce mec random du bout du couloir et me dit de l’embrasser.
«
Non mais t’es sérieux ? » Il me fout cinquante balles dans la main et me tapote le dos, me disant que de tous c’était sans doute moi le mieux placé pour faire ce pari de merde. Que j’en avais rien à foutre de tout et des gens surtout.
Non mais n’importe quoi. Quoiqu’il avait sans doute pas tort. Mais bon. Je me passe une main dans les cheveux et me diriger vers
Byun Milo que dit son badge accroché sur son uniforme. Je dis pas bonjour car ça sert à rien et attrapant son visage je l’embrasse, j’y mets même la langue.
Pourquoi pas après tout.
Au fond peut-être que ça me plait, peut-être que je suis juste qu’un putain d’animal et que j’ai aucune limite. Et je sais pas trop ce qui se passe mais je me fais jarter et puis il y a ma copine du moment qui me claque et qui me demande si je suis gay et je la regarde et j’entends encore mes potes rire au fond du couloir je lui réponds non et au final je suis quoi ?
Hormis un putain de con.
Lâchez-moi, putain. J'aurais aimé voir sa tête et sa réaction avant que tout parte en vrille. J'aurais aimé savoir s'il avait rougi et si son coeur avait loupé un battement. J'aurais aimé savoir oui car moi franchement il doit me manquer une case.
Peut-être que j'avais eu envie de le faire plus que de gagner ce putain de pari.