Elle a toujours su comment combler l’absence. Elle sait toujours qui inviter pour que ça lui semble moins flagrant. Elle sait toujours de quel son doit se remplir la demeure pour que le silence ne soit pas trop pesant. Elle sourit aux employés, à Fai qui prépare le repas pour dix quand elle est seule dans une maison trop grande, même pour deux, même quand papa est là. C’est des lèvres de Fai dont s’échappent les félicitations lorsqu’elle apprend qu’elle a été promue à la tête de l’équipe de patinage artistique, qui vient la prendre dans ses bras pour une étreinte qu’elle n’ose pas réclamer. Mais c’est mademoiselle, qu’elle l’appelle et c’est un peu comme si elle recevait une claque, parce qu’après tout c’est vrai, elle n’est et ne sera jamais qu’une étrangère pour la famille, même si ça fait des années qu’elle occupe la même place, d’une loyauté infaillible. "Je vais l’écrire à maman", lui fait-elle savoir et Fai sourit le plus naturellement du monde, comme si elle s’en souciait réellement. Peut-être que c’est le cas, et peut-être que ça l’est pas, elle sait pas.
Elle file dans le bureau de son père, y dérobe un timbre international qu’elle colle sur l’enveloppe maculée de quelques lettres annonçant le destinataire, d’une adresse qu’elle connaît pas cœur. "Je sors", et la porte claque derrière elle sans plus de cérémonie. En marchant, elle observe le soleil en plein marathon, il cédera bientôt sa place à l’astre lunaire – mais elle a le temps de déposer la lettre, de se perdre, laisser ses pieds la guider vers un ailleurs dont elle ignore la destination.
En pleine semaine, le parc est vide. Les enfants sont cloîtrés dans leurs demeures bien au chaud, alors elle en profite pour se laisser glisser sur une balançoire, persuadée qu’enfant, c’était celle qu’elle préférait. Quelques mouvements plus tard, elle s’y balance à nouveau comme si elle avait six ans. Elle revoit Kai la pousser vers le ciel, réitérer la demande un nombre incalculable de fois et le petit garçon soupirer d’exaspération, mais le faire quand même. Ils étaient souvent à deux, mais parfois, d’autres venaient se greffer au duo et c’était une belle petite bande qu’ils formaient. Elle ne daigne relever la tête, les yeux tournés vers le sol, que lorsqu’elle entend des bruits de pas et qu’une silhouette familière se dessine à quelques mètres d’elle. Elle arrête aussitôt les mouvements d’aller et retour qu’effectue la balançoire et arque un sourcil, préférant se plonger dans un profond mutisme.

Il arque un sourcil, alors elle en fait aussitôt de même. Ses mains se crispent machinalement sur les chaînes de la balançoire et elle observe le jeune homme un peu plus attentivement. Elle sait pas combien de temps ce petit manège prend, mais elle finit par se redresser et sauter sur ses pieds. "Est-ce que tu as fini de me dévisager, mh ? Elle croise les bras, plisse les yeux. Le ton accusateur et le nez retroussé, elle regrette ses paroles sur le champ, parce que si y’a bien une chose dont elle est capable de se souvenir, c’est de ces grands yeux en particulier. De ce regard qu’il lui lance. Elle sait pas pourquoi il lui a fallu autant de temps pour que ça remonte à la surface, mais c’est comme une violente claque sur la joue, ça la frappe de plein fouet. Elle est pas certaine, pourtant, parce que dans sa tête, les probabilités se bousculent les unes après les autres : combien de chance avait-elle de pouvoir le croiser à nouveau un jour ? Combien de putains de chance avait-elle de se retrouver nez à nez avec lui dans le parc renfermant de si nombreux souvenirs d’antan ?
Alors, elle incline la tête de côté et l’observe encore plus attentivement qu’elle ne l’a déjà fait. "Yuki ?", elle hasarde un peu, mais elle est persuadée, maintenant, elle ne peut pas se tromper. Elle ne se trompe jamais. Elle ne sait même pas, après tout, comment elle a pu oublier le visage du petit garçon pour lequel elle a versé tant de larmes, parce qu’elle se souvient de cette tragédie comme si elle s’était déroulée la veille. Jamais son père n’avait été aussi violent auparavant, et il ne l’avait plus jamais été après l’épisode de la gifle. Il s’était contenté de changer leurs horaires pour le parc et elle n’avait plus fréquenté que des garçons émanant de familles aussi influentes que la sienne. Elle avait drôlement bien appris sa leçon, malgré ses nombreuses supplications. Elle avait été si triste à l’époque, un véritable drame. Pourtant, à l’instant, elle a le cœur plus léger qu’il ne l’a été ces derniers mois, et elle ne peut s’empêcher d’ajouter en souriant : "tu te souviens de moi ?" Elle se souvient très bien, en tout cas. Comment aurait-elle pu oublier ? Comment pourrait-il avoir oublié le drôle de duo qu'ils faisaient ? La princesse et le pauvre. Oh, oui. Elle se souvenait très clairement, à présent, c'était limpide.

Ils restent là, à se dévisager, comme des adolescents qu’on introduirait l’un à l’autre pour la première fois, qui ne sauraient quoi se dire. Des adolescents qui ne se connaîtraient pas. Qui ne se connaîtraient plus. Parce que les années se sont écoulées et qu’elle n’en a plus jamais entendu parler. Parce qu’elle a pleuré, mais qu’elle a fini par oublier. Mémoire d’enfant volatile, presque versatile. Il reste si longtemps silencieux qu’elle arque doucement un sourcil, un brin moqueuse, avant que son prénom ne s’échappe d’entre ses lèvres. Il se souvient, donc. Elle en est presque soulagée – ça aurait été triste, qu’il l’ait marquée, qu’un regard suffise à ce qu’elle se remémore un passé reculé, mais que lui l’ait oubliée. Il a l’air un peu bête, comme ça et si d’ordinaire, elle se serait moquée d’un tel garçon, elle se surprend à s’attendrir devant son comportement peu assuré. Elle trouve ça mignon, presque touchant. C’est l’exact opposé de ce qu’elle ressent habituellement – c’est les garçons assurés, qui ont sa préférence. Mais Yuki… Yuki est particulier. Yuki, elle pense même pas à l’analyser, à le décortiquer de la tête aux pieds. Elle se fiche bien de quoi il peut avoir l’air, en cet instant précis, tout ce qui la préoccupé, c’est de savoir par quel sort du hasard ils se sont retrouvés tous les deux dans ce fichu parc au même instant. "C’est complètement dingue", fait-elle remarquer à mi-voix, plus pour elle-même que pour son interlocuteur. Les yeux pétillants, elle s’approche un peu plus de lui et secoue doucement la tête. "Mais qu’est-ce que tu fais ici ?" De maussade, elle sent un drôle de sentiment venir lui réchauffer l’entièreté du corps, du bout des orteils jusqu’à ses ongles parfaitement manucurés. "Tu viens souvent dans ce parc ?" Elle recule, finalement. Un pas, deux pas, trois pas. Une moue amusée se dessine sur son visage, étire ses traits en quelque chose qui doit drôlement ressembler à de la joie. Elle vient à nouveau s’asseoir sur la balançoire, mais reste immobile, le détaillant attentivement du regard. "Tu sais que t’as pas changé ?" Elle marque une pause avant de reprendre : "t’as toujours l’air aussi timide."
Soudainement, elle se sent chanceuse que son père se soit interposé entre eux deux. Parce que s'il avait grandi à ses côtés, s'il avait été témoin de cette transformation, de cette petite fille si gentille (et peut-être légèrement capricieuse de temps à autre), à cette jeune fille exécrable, sans doute n'aurait-il plus voulu la fréquenter. Ou peut-être que ça aurait été elle. Qu'elle n'aurait pas supporté de supporter ce petit garçon né du mauvais côté de la barrière plus longtemps, qu'une fois que l'adolescence aurait pointé le bout de son nez, elle aurait remballé ce Yuki né dans une famille aimante, mais pas assez pimpante. Oui, peut-être qu'elle devait y voir une chance, un coup du destin. Peut-être qu'elle pouvait se réinventer et ne pas être cette horrible peste qu'on redoutait entre les murs du lycée privé de la ville. "Tu viens ?" Elle lui désigne la balançoire qui se trouve à sa droite, toujours aussi souriante. Elle doit être exaspérante, à sourire bêtement de la sorte.