Trois pas en direction du filet, appui au sol ; décollage. Tout son corps s’était étiré, légèrement cambré, son bras passé au-dessus de sa tête. Ses yeux ne quittaient plus la balle. Paume ouverte elle l’avait accueillie de sa main, dieu sait qu’elle ne leur ferait pas de cadeau, la renvoyant aussitôt dans le camp adverse avec une énergie et une violence marquée. Pas de repos pour les riches. Elle était retombée élégamment au moment même où l’équipe adverse voyait passer son smatch. Ils n’avaient rien pu faire. Bientôt on sonna la victoire de l’équipe féminine de Volley de Cheonan High School. Et derrière les grilles du filet, Nari irradiait d’une toute puissance, mélange de fierté et de mépris.

Laissant sa propre équipe célébrer seule la victoire, elle s’éloigna lentement. Non pas comme ces sportifs honteux de leur performance ou épris d’une curieuse timidité, rasant les murs, mais bien comme la championne qu’elle était. Celle qui savait avoir joué le match. Celle qui ne comptait pas sur ses coéquipiers. Nari ne prétendait à aucune gloire. C’aurait été vulgaire pour un grossier jeu entre écoles. Elle n’était là que par le biais de cette rencontre sportive, une de plus au compteur. Filant à travers du terrain, elle emprunta la sortie du gymnase. Nasan Private School. Elle balaya la large zone du regard. Nari n’en était pas à sa première fois. Glissant une bouteille d’eau entre ses lèvres, elle aurait semblé bien pensive, un peu statique sur sa position, main sur une hanche, elle agita nonchalamment le tissu de son t.shirt. C’était vrai qu’il faisait chaud. Il lui restait l’épreuve d’athlétisme. Frappant son talon contre le sol, elle tira sur son élastique pour remonter sa queue de cheval. Nari jouait pour gagner, et plus encore pour écraser.

Mais elle avait encore le temps pour souffler. Alors comme en territoire déjà conquis elle poursuivit son chemin tout naturellement. Après tout, à défaut de connaître les locaux, elle commençait à en connaître les recoins –du moins à l’extérieur. Choisissant sa place stratégique, celle qui lui permettait d’avoir une large vision sur le champ de bataille, elle se laissa choir, menton dans une main, regardant sans voir les silhouettes se mouvoir sur les différents terrains. Elle s’en foutait. Attendant que le temps passe, elle n’avait pas non plus envie de rentrer chez elle. Cela faisait longtemps sans doute qu’elle ne le voulait plus. Enfin. Remarquant tout juste la silhouette assise à côté d’elle, elle fit mine de rien et ne sembla pas réagir de suite. Il ne la surprit pas non plus, et elle accueillit cette amorce de conversation avec son flegme habituel. Bien sûr il lui fallut quelques secondes pour comprendre de quoi il voulait parler. Briser le cœur ? Lequel au juste ? Son regard suivit un groupe de garçons un peu plus loin. Aah. Jongdae. Oui, tout se passait bien, un peu trop bien même. Trop adorable peut-être pour valoir réellement le détour. Il avait fini par l’ennuyer de ses je t’aime. C’était une sorte de malaise mêlée à un dégoût qui avait pris le pas sur le reste. Un bien piètre reste. Nari n’avait jamais eu beaucoup d’estime pour ses fréquentations. Et c’était tout ce que Jongdae lui exprimait. Dire qu’elle avait supporté ses ennuyeuses parties de gaming ; tellement puéril.

« Et alors ? Tu veux que je me remette avec par charité ? » Elle n’avait aucune compassion. Cette conversation lui semblait stérile. Les gens se séparaient. C’était tout ce qu’il fallait savoir. Il oublierait bien vite. C’était dire la considération qu’elle avait pour les sentiments du jeune homme. Elle tourna enfin son visage sur celui de… Elle avait son nom sur le bout de sa langue, l’avait déjà vu plusieurs fois, s’échangeant quelques mots. Guère plus. Le pote de son ex en somme. Ni plus ni moins. Et puis, comme si elle en avait assez vu, comme si cette figure l’ennuyait déjà, elle détourna le regard prétextant qu’il n’y avait plus rien à en tirer. « Tu vas me dire que toi t'as brisé aucun coeur ? Je me passerai de tes commentaires. » Sec.

Son cou fin, l’arrondi d’une joue, le tracé délicat des contours de sa figure, la commissure basse et rosée de ses lèvres écloses, petit bourgeon, jusqu’à la pointe effilée de son œil. Le profil de Song Nari s’offrait à une douce immobilité, bien loin du tumulte d’une conversation à demi avortée. Elle avançait comme passent les jours, dans une tranquillité maussade. Jongdae avait été balayé par la marée. Celui-là le serait bientôt aussi.

Elle ne se souvenait pas de son nom.

Mais il se trouvait là pourtant, étranger, si proche et en même temps si intrusif. Il lui semblait qu’il débarquait au beau milieu d’un dialogue qui ne le regardait pas mais qu’il avait éhontément engagé. Un touriste qui ne respectait rien, un naufragé du rail descendu à la mauvaise gare. Un boulet.
Il aurait pu l’ébranler, si Nari n’avait pas été Nari. Ce mec lui disait de la merde. Il pensait sûrement qu’il se défendait bien, prenait ses grands airs à parler de spiritualité, de don. Mais c’était aux yeux de Nari la pitoyable tentative de cynisme d’un orateur maladroit. Voilà ce que la jeune fille voulait bien appeler le [ridicule]. Que lui importait que Jongdae soit en miettes. Cela lui paraissait déjà loin, et elle s’en fichait comme elle se fichait d’un inconnu.

« Ah oui ? » se contenta-t-elle de répondre, indolente. Un étonnement parfaitement feint pour un détachement encore plus évident. Elle répondait pour répondre. Cela devait annoncer le pire.

Paumes contre le sol, elle s’appuya sur ses avant-bras, tête légèrement basculée vers le ciel. Comme il faisait beau. Comme le soleil réchauffait bientôt sa joue, jusqu'à la lui cuire. N'était-ce pas cette marque rougeâtre qu'elle apposait sur le coeur de Jongdae ? Une brûlure diffuse, une plaque grignotant l'épiderme. Un fer chaud. Elle n'était pas une ignorante malgré ce que ces mots paraissaient vouloir induire. Nari n'avait pas un voile jeté sur ses yeux, et elle voyait très bien, jusqu'aux choses même qu'elle ne désirait pas voir. Elle ne changerait pas pourtant. Il faut avoir connu la déception aussi, la blessure, pour s'évertuer à l'affliger aux autres. Nari avait la conscience en stand by. Avait-elle besoin d'un jiminy cricket aussi minable pour lui pointer du doigt ce qu'elle était parfaitement capable de voir ? Et comme c’eut été la chose la plus normale du monde, s’autorisa une réflexion qu’elle ne souffla pas, qu’elle ne cacha pas, de sa voix suave : « Moi je savais que t’étais un mec chiant. » Dès le premier regard. Dès qu’elle l’avait vu si concentré, un casque sur les oreilles, un micro au coin des lèvres, des doigts s’agitant sur un clavier, une console.

Nari n’avait jamais forcé ses traits. C’était à dire qu’elle ne prenait pas la peine de faire semblant d’être une autre. Evidemment désagréable, il devait l’avoir remarqué. Ils l’avaient tous remarqué, car enfin on avait pour coutume de dire quelle pétasse cette Nari. L’amour rendait aveugle. On ne pouvait pas lui imputer la maxime universelle. Son vrai visage, elle ne l’avait jamais caché.

Un rictus lui chatouilla la bouche. « La prochaine fois que Jondgae aura de la merde dans les rétines, tu n’auras qu’à la lui nettoyer. » [salope]. C’était dit d’une voix presque trop nonchalante, presque trop calme. Mais elle ne le prenait pas mal bien sûr, car ce qu’il y avait de bien avec le « factuel » c’est qu’il est suffisamment observable pour s’en contrefoutre.

Qui avait besoin d’attention ? Un sourire cruel étira ses lèvres. Il lui semblait qu’ils étaient au moins deux à renchérir. Sans doute ne s’en rendait-il pas compte, comme ce devait être hypocrite. Comme s’il comprenait tout alors qu’il ne savait rien, comme s’ils se connaissaient alors qu’ils n’avaient jamais échangé plus que des formalités, des fragments de convention. Et dire qu’il se permettait de dire ce dont elle avait besoin alors qu’elle ignorait jusqu’à son nom. Son œil glissa en biais ; coula un regard froid sur les détails de son visage, comme ils se croisaient enfin. Elle lui plongea dans le blanc des yeux. C’était la première fois qu’elle le regardait, vraiment, autrement que comme ce garçon inutile qui se tenait dans l’ombre de Jongdae. Elle comprit que ça avait été l’inverse. Il était l’astre du groupe ; Jongdae avait été celui qui s’était laissé doucement, gentiment, happé sous la lumière éclatante d’une tête d’ange.

Elle ne l’avait pas vu. Ces gens qu’on ne perçoit qu’après. Nari chercha la méchanceté, mais ne la trouva pas. Quel gâchis. Quel gâchis d’être à la fois si beau et si plat. Voilà pourquoi il ne l’avait pas frappé plus tôt. Une éponge neuve qui se contentait d’absorber ses injures, celles des autres aussi, peut-être.

C’était la beauté. C’était l’indifférence.

Elle détourna le regard. Mais c’était différent. Elle l’avait vu. Et Nari savait à présent ce qu’il lui restait à faire. Elle serait un raz de marée, et elle lui casserait son jem’enfoutisme, le réduirait en miettes. Elle avait besoin d’attention ? Très bien, il la lui donnerait, d’une façon ou d’une autre. Elle ne lui laisserait pas le choix.

Elle lui offrit un sourire. D’aucun l’aurait trouvé ravissant. La pomme empoisonnée de Blanche Neige l’était également, [ravissante].

« Je me demande si Jongdae me reprendrait… » Rhétorique. L’évidence perçait dans sa voix. Il suffisait de glisser un regard dans sa direction pour le comprendre. Jongdae, quelques mètres plus loin, jetant des regards inquiets quoiqu’emplis de cette espérance maladroite, celle du cœur brisé mais qui aime encore. A en crever. Nari leva un bras dans sa direction, et elle agita une main empoisonnée. Cela surprit l’ex petit ami, mais n’était-ce pas une joie immense qui pigmentait ses joues, faisait étinceler ses pupilles éteintes, rallumait le feu chaleureux dans l’âtre.

Nari se retourna vers l’élément déclencheur du drame qui adviendrait bientôt. Car il était si perspicace, si prompt à lire en elle, lui qui avait clamé si haut et si fort ce besoin renversant, étourdissant d’attention. Deviendrait-il soudainement assez aveugle pour ne pas voir le machiavélisme à l’œuvre ? Car Jongdae ne connaîtrait pas une fin heureuse.  

« Tu es un si bon ami, Nova. Merci de m’avoir fait changer d’avis. J’ai hâte de revenir te voir jouer à tes parties de gaming. Je te soutiendrai, ce sera notre petit secret. » Et surtout regarde bien comme je vais bien m'occuper de ton Jongdae.

Le bruit de leurs lèvres s’entrechoquant ne lui parvenait pas. Y’avait-il mis la langue ? Jongdae avait une bouche pâteuse, et des lèvres toutes fines qu’il fallait gober pour avoir réellement l’impression de l’embrasser. Son équilibre un peu pataud le faisait ridiculement tanguer sous le coup de l’embrassade. Nari se mordit lentement la lèvre. Lee Nova lui jouait une scène. Et elle laissa insensiblement le temps au baiser de se faner, car il était comme une saison éphémère, saupoudré de ce soupçon de grotesque et de sueur. Ses lèvres humectées renvoyaient des reflets miroitants, petite goutte perlée qui dessinait sa bouche et dans laquelle se renvoyait des lèvres à qui elle semblait destiner. Le baiser de Jongdae se prolongeait contre son vermillon rosée. Contre sa bouche s’écrasait un érotisme caché. Nari aurait voulu savoir ce que cela faisait que de recueillir cette fougue juvénile entre ses papilles.

Il y avait ceux qui contemplaient, et ceux qui le vivaient. Cela ne se jouait pas entre deux. Jongdae, malgré ses lèvres butinées, n’était en réalité qu’un figurant. Au final, le fou et la salope se guettaient. Elle n’avait d’yeux que pour lui ! Que lui importait celui qu’elle avait jeté comme une vulgaire chaussette ! On ne pouvait pas le comprendre. On ne pouvait pas le comprendre car lorsqu’on s’intéressait à Nari, l’on se rendait seulement compte d’un corps sage, d’un visage dénué d’expression, jusque dans ses grands yeux qui ne remuaient pas, fixaient le groupe de garçons. Et c’était profond, insondable. On ne devinait pas alors que Nari éprouvait un rare sentiment : le [ravissement]. Un baiser ne lui avait jamais fait autant d’effet ! Elle était comblée, comblée des palpitations qu’elle ressentait dans le bas-ventre ! Ca picotait comme une soudaine adrénaline. Elle aurait rougi si elle s’en était seulement rendu compte. Mais elle comprenait à peine, assistait au contraire avec une impuissance qui relevait du génie.

Enfin, on la vit se relever et s’approcher instinctivement du groupe. Jongdae se redressa presque immédiatement. Nari était une tension, un courant électrique qui filait. On guettait son arrivée comme à la sortie d’une prise, avec le respect que l’on accorde à l’électricité et la méfiance que l’on a coutume de lui attribuer. Seuls les inconscients mettent les doigts dans les trous.

« Ce que tu es bête. »

Et Jongdae posa une main embarrassée sur son front. Bien sûr que c’était bête de se laisser embrasser par un garçon. Il baissa la tête. Elle se trouvait juste là après tout. Elle n’était pas très grande, mais quelle prestance ! Sa seule voix portait à l’intimidation. C’était presque attendrissant pourtant. Il n’osait pas la regarder, il aurait vu pourtant tout le calme qui l’assaillait. Song Nari se révélait bien sage, et bien patiente sûrement. On y était. C’était cela qui faisait d’abord craquer. Ce petit air de rien, cette mignonnerie. Un piège à cons.

On l’entendit farfouiller dans sa poche. Elle en ressortit un mouchoir blanc qu’elle déplia précautionneusement. Il y avait de la douceur dans ses gestes, une lenteur infinie. Ils s’étaient regroupés autour d’elle, petits chiots curieux et impatients. Entre eux ils chuchotaient : l’arrêt de mort de Jongdae, un méga kick dans la face de Nova. Ils vont se faire défoncer. Mais elle ne réagissait pas. Les mecs prenaient les paris. Adolescents stupides.

Puis, ils retinrent leur souffle. Nari leva sa main, et ils la suivirent du regard, et leurs visages, leurs visages ! Ils ne comprenaient pas ! Ils étaient ronds comme des culs de poule ! Car ses doigts tapotaient de l’immaculé mouchoir les lèvres du garçon, effaçaient le baiser comme on balaye une tâche. Elle gommait. Le tissu épousait la courbe des lèvres. Sourcils froncés, elle termina son geste en pinçant cette petite bouche agaçante.

« Qui veut réellement de l’attention, là ? »

Car ce n’était pas la bouche de Jongdae qu’elle avait cajolé. Car ce n’était vers le corps de Jongdae qu’elle s’était penchée. Car ce n’était pas le regard de Jongdae qu’elle avait cherché.

Et ignorant superbement son ex petit ami lorsque celui-ci s’était soudain écrié, souhaitant protester, attirer l’attention de sa cocotte qu’il avait perdu, avait espéré retrouver, subissant une désillusion nouvelle. Et pire. Pire que de se faire rejeter ? Oui, cela existait. C’était de faire naître dans l’autre le syndrome de la jalousie.

« C’est Nova le plus beau.
C’est Nova que je veux ! »

Qui n’avait après tout jamais ragé à l’idée d’être écarté, remplacé, en faveur de son pote ?

Et satisfaite de son petit effet, elle s’en était retournée. Reine.